J'ai vu couler l'eau d'un robinet...

Ma grand-mère était née à Alia, dans la région de Palerme et avant de débarquer au Maroc en 1912, elle avait passé une partie de sa jeunesse en Algérie, dans les Aurès, près de Tébessa. Elle m’avait dit : “Je me souviens d’avoir applaudi quand est arrivé le rail dans mon village, je me souviens de mon effroi quand une voiture l’a traversé en soulevant une montagne de poussière, de mon émerveillement quand j’ai vu couler l’eau d’un robinet, quand j’ai vu s’allumer une ampoule, quand j’ai eu la voix de mon père dans un téléphone, quand je suis allé voir Ramòn Novarro au cinéma et puis je me souviens de ce jour où j’ai levé la tête et vu un avion sortir des nuages”. Et moi, qu’ai-je vu ? J’ai vu le train filer de plus en plus vite, les voitures rouler de plus en plus vite, les avions dépasser la vitesse du son, j’ai vu le travail manuel devenir celui de machines de plus en plus rapides, j’ai vu le cinéma prendre des couleurs et se faire tout petit pour se glisser dans les maisons, dans nos poches, partout, le téléphone se libérer des fils, j’ai vu des haricots verts cueillis la veille au Kenya arriver plus vite sur le marché de Rungis que ceux d’Anjou ou de Provence, j’ai été en Amérique en quelques heures, j’ai vu la terre se rétrécir si vite qu’il est plus vite fait d’aller en Chine aujourd’hui que pour ma grand-mère d’aller hier de Tébessa à Constantine. Ainsi, ma génération n’a rien inventé d’important, elle s’est contentée d’accélérer le système en cherchant à aller plus vite sans se rendre compte que plus on va vite et moins on va loin car ce qui était lointain devient près de soi. Et si on ralentissait pour redonner un peu de poésie à la vie ? Impossible, me rétorque-t-on ici ou là, la croissance est nécessaire au bon équilibre du monde. Qui s’arrête tombe, c’est une loi de la nature, il suffit de regarder un vélo. J’ai alors pensé aux lemmings, ces petits rongeurs de la toundra nordique qui se rassemblent soudainement, foncent tous ensemble vers les fjords en poussant des petits cris joyeux et se jettent du haut des falaises. Je me suis senti le frère de ces bestioles, de la sous-famille des arvicolinés, une composante du plus important rameau évolutif de l’ordre des mammifères, dont je fais partie, et qui inclut notamment les rats, les souris, les hommes, les hamsters et les gerboises, et je me suis mis à courir en poussant des grands cris de joie.

© Tito Topin

www.titotopin.com

Celles et ceux qui apprécient ces textes courts peuvent s'abonner à la "newletters" de mon blog. Merci d'avance.