Sous les platanes.

Zoé arrive. A peine dix minutes de retard. Un exploit. Reconnaissable de loin. Tout chez elle avance en pointe, en étrave, le front, le nez, la tête elle-même précède le corps, le cou est long, planté en avant. Quand elle tourne au coin d’une rue, c’est le nez qu’on voit en premier, bien avant le reste. Son père a été champion de France de 100 mètres, c’est à lui sans doute qu’elle doit cet aérodynamisme qui défie la résistance de l’air. Le mistral n’a aucune prise sur elle. Pas vraiment belle mais très typée, très originale, et belle allure. Elle l’a héritée de sa mère qui a été miss Indre-et-Loire avant de devenir mannequin chez Paco Rabanne. Elle se penche vers moi, me fait la bise, commande un Perrier rondelle et tout de go me demande si elle doit leur intenter un procès. Tu comprends, me dit-elle de son parler précipité, mes parents se sont fait chier à me trouver un prénom sympa, pas trop courant et en même temps pas délirant, et voilà qu’ils appellent leur bagnole électrique comme moi. Pourquoi Zoé ? Pourquoi pas Bernard ? Tu les vois appeler leur putain de bagnole Bernard ? Alors, est-ce qu’ils ont le droit de donner mon nom à leur tas de tôle ? Jusqu’ici, ils n’ont jamais donné de prénoms à leurs modèles, ils ont utilisé le nom de Picasso pour une caisse pourrie, mais ils ont signé un gros chèque, alors s’ils veulent Zoé ils vont devoir ressortir leur stylo, qu’est-ce t’en penses ? Quoi lui dire ? Je ne suis pas qualifié, je ne suis que l’amant de sa mère, celui du mardi soir, mais je sais qu’à Paris, il y a une girafe qui s’appelle Zoé, au Kenya c’est une femelle rhinocéros qui s’appelle Zoé, à l’institut Pasteur ils ont découvert une nouvelle bactérie, l’Estrepholia Zoé et je ne sais pas tout… Tu n’as aucune chance, Zoé, je dis. Aucune ? Non, aucune. Elle termine son Perrier, se lève brusquement, attrape son sac et part sans un mot. La vie n’est pas facile.