Sous les platanes /4

Elle n’a pas vingt ans, ou tout juste. Elle passe, beauté sublime, un nuage de mélancolie flottant autour d'elle. A Paris, elle serait une chanson de Leo Ferré, La the nana. A Rio, elle serait la fille d’Ipanema. Olha que coisa mais linda, mais cheia de graça, c'est cette fille qui vient et qui passe, dans un doux balancement sur le chemin de la mer… Bras levé elle tient un manche à balai. Au bout un panneau avec le chiffre 8 en rouge. La suit une procession de vieilles personnes, bien proprettes, chapeautées fleurettes pour les dames, bobs bariolés pour les messieurs, se dandinant sur de mauvaises hanches, ou bien appuyées sur une canne, parfois deux, le nez penché pour voir où poser le pied sur les calades usées par les babouches des papes. La fille d’Ipanema nous aperçoit soudain, attablés en terrasse, son visage s’illumine, elle s’arrête, elle resplendit, la voix est douce, son anglais est mauvais. Me not from here, we are needing for the tourist office, you do know? Vue de près, ce n’est plus la fille d’Ipanema, c’est la fille de Fukushima, son doux balancement sur le chemin de la mer, c’est un tsunami revu par Tintin dans le Lotus Bleu. You arrhes chaillenize ? demande Albert qui est le seul de nous deux à parler anglais. Not ! Japanese ! Elle dit qu’elle est japonaise, me traduit Albert. Ça va, j’avais compris, mais qu’est-ce qu’elle veut ? Se marier avec moi, il répond en me faisant un clin d’oeil. Il ne me laisse pas le temps de réagir, il se lève, rejoint les deux mains sur la poitrine comme il l’a vu faire au Dalaï Lama et lance : You voulez married me ? La fille de Fukushima marque l’étonnement, ouvre de grands yeux, la bouche en cul de poule, puis éclate de rire en redressant son manche à balai. Et toute la procession éclate de rire à son tour en s’ébranlant. Tu m’épates, je dis en suivant le tsunami du regard, je savais que tu pratiquais l’humour belge, l’humour brittish, l’humour juif, mais l’humour japonais !.. Et en plus, t’es polyglotte. Alors, là, mon vieil Albert, tu m’hallucines ! tiens, paye-nous donc une autre tournée de ce petit Chardonnay, j’ai besoin de me remettre.